Paris, le 19 avril 2000
Comment se souvenir sans être victime de la nostalgie ? Sayat Nova, le film de Sergueï Paradjanov, commence avec un livre de miniatures et les miniatures finissent par s’animer, dit Sarkis. Tu commences au début du XVIIIème siècle avec un poète arménien et tu te retrouves au XXème siècle. Le livre de miniatures devient le film. Les premières séquences de ce film, l’un des préférés de Sarkis, nous montrent en effet, après l’orage fracassant qui effraye le poète enfant, les livres humides du monastère pressés entre des pierres pour les faire dégorger. L’eau suinte entre les pages d’écriture. Et sur les toits, couché sur le dos, l’enfant étend ses bras au milieu des livres ouverts qui sèchent au vent, leurs feuilles bruissantes comme des insectes. Comment témoigner de notre mémoire ?
Cette question, qui recoupe celle du ” travail du deuil “, double mouvement entre l’oubli et la conservation, Sarkis ne cesse de la poser dans ses installations et ses expositions en soumettant des œuvres anciennes, des ex-voto, des reliques merveilleuses à de nouvelles interprétations. J’essaie, dit-il, de faire vivre ce qui est déjà né avec un nouveau langage pour l’éclairer comme au commencement. Sarkis est l’inventeur de ses objets trouvés.
En 1997, lors de sa résidence à l’atelier Calder de Saché, il s’est livré à la réalisation de vingt-cinq courts films en vidéo numérique. Cette expérience inédite lui a donné l’occasion d’ouvrir de nouveaux champs d’invention. Ces films étaient conçus au départ comme un ensemble rétrospectif, une anamnèse, afin d’évoquer les principales étapes de l’œuvre de l’artiste. Ces films sont nés d’une frustration. Je voulais me donner la parole à propos d’œuvres faites il y a dix, vingt, trente ou quarante ans. Je souhaitais prolonger des œuvres anciennes avec une nouvelle forme. C’était l’idée du film. Ces films pouvaient exister avec ou sans ces références au passé. Quand tu conçois un film, tu ne sais pas s’il va trouver suffisamment de liberté pour pouvoir se passer de ses références. Ces films sont comme une main qui ouvre des pages, feuillette, enseigne, montre.
J’ai d’abord écrit un scénario. Ce que je ne fais presque jamais lorsque je fais une sculpture ou une installation. Le scénario représente une première étape. Mais à chaque fois que tu te réfères à ce scénario au cours de la réalisation du film, c’est comme si tu devais faire un bond en arrière. Tu dois rebrousser le temps. C’est comme un pêcheur qui doit pêcher quelque chose en amont du temps.
La réalisation du film devint alors périlleuse pour l’artiste en ce qu’elle conjuguait une double temporalité rétrospective : l’œuvre accomplie que les films étaient censés évoquer et l’écriture première du scénario. L’épreuve du film a-t-elle su déjouer cette entrave ? Quand j’ai commencé à réaliser ces films, je me suis aperçu que toutes ces références personnelles disparaissaient totalement. Je ne pouvais pas parler de mon passé avec ces films. Le film est devenu tellement libre et présent qu’il a englouti tout ça dans son eau. Tout s’est fondu dans l’eau. Peut-on extraire des éléments pour parler du passé ? Ce vœu est en fait impossible. Dans les films, tu vis cette dissolution du passé en permanence, en direct. J’ai l’impression que la pellicule s’enrichit de plus en plus au contact de ce qui disparaît et qui invente, en même temps, une nouvelle forme.
L’eau du film évoquée par Sarkis est ici littérale. Ces vingt-cinq films ont en effet pour motif l’aquarelle, l’eau et leurs vertus photogéniques de dilution et de dissolution. On peut d’ailleurs observer, à la vue de ces films, que l’eau ne présente pas les caractères d’une matière plastique comme peut l’être la cire, par exemple. Elle est sans mémoire et ne conserve pas la trace. Le pouvoir magique des films de Sarkis fut de substituer à la mémoire absente de l’eau celle du film. Celui-ci est l’empreinte paradoxale d’une opération sans mémoire. Ainsi les actions filmées par l’artiste s’annulent-elles au fur et à mesure de leur accomplissement. L’aquarelle peinte sur l’eau se dilue totalement jusqu’à disparaître, les dessins sont masqués par les traces successives de la dilution. L’œuvre peinte ou dessinée n’a d’existence que pendant la durée du film. Il n’y a pas de création extérieure au film. La trace qui peut rester, éventuellement, est très éloignée de mon propos. Tous ces films sont nés avec le vécu des travaux qui les ont précédés. Et pourtant, tout d’un coup, le travail lui-même a changé de nature. Il est devenu un film. C’est comme un creuset où les choses arrivent et changent de nature. Le miracle du cinéma, c’est que tu assistes en direct à la dissolution.
Cette dissolution toutefois est répétable. Tel est le caractère d'” éternel retour ” du cinéma – à l’instar des films des frères Lumière qui, lors des premières séances de projection publique, étaient souvent présentés plusieurs fois de suite. La précarité temporelle s’accompagne de sa répétition. Le dernier jour de mon exposition, dit Sarkis, j’ai montré Sayat Nova. C’était une copie aux couleurs déjà fanées. La projection a dû être interrompue cinq ou six fois. C’était comme une ruine. J’étais touché par cet état de ruine. Le film parle du passé, d’un poète arménien. Tu es touché par une double nostalgie : celle du film et celle de la copie.
Mais je suis profondément séduit par les nouvelles techniques. Les films de Saché ont été tournés en digital et pressés en DVD pour mon exposition récente au Capc de Bordeaux. Pendant toute la durée de l’exposition, les films ont dû passer deux à trois mille fois, je ne sais pas. Et pourtant, le dernier jour, il n’y avait aucune trace de nostalgie sur la pellicule. C’est comme un miroir que tu nettoies en permanence. Tu ne vis pas le vieillissement.
Quand je vois certains de ces films, si j’essaie de regarder en arrière, de retrouver leurs références premières, je ne vois rien. Ils sont allés jusqu’à la naissance même. Le pain flotte sur l’eau, la couleur bleue se dilue dans le bol, je m’approche ici du premier cri.
Et Sarkis de me montrer le carnet où sont écrits et dessinés à l’aquarelle les scénarios de ses films. Je feuillette à mon tour les miniatures colorées, ornées de sa fine écriture. Le livre de miniatures est devenu le film.
Tous droits réservés Erik Bullot