I.
Un jour, j’ai écrit à Sarkis : Tes créatures t’attendent. Cette phrase a suffi pour que se décide qu’il me reviendrait d’associer à son œuvre le texte d’un livret.
J’ai eu le privilège d’accompagner Sarkis alors qu’il engendrait.
D’autres rappelleraient les dates et les lieux jalonnant sa carrière. Je ne saurais décrire que ce que j’ai perçu, concernant véritablement la Genèse des Innocents.
II.
De l’idée primordiale à l’accomplissement, un an s’est écoulé.
La démarche consistant à mêler les techniques laborieuses, minutieuses du vitrail, quasiment inchangées depuis l’époque médiévale, à celles de la photographie, profondément ancrées dans l’ère de l’instantané et du périssable, exigeait une importante recherche préliminaire.
La première épreuve de notre travail était de définir les lignes de plomb cloisonnant les verres : souligner d’un cerne, sans appesantir, des sujets extraits d’un réel aux motifs complexes, encore enrichi grâce aux éclairages choisis par Sarkis, qui déchiquettent les contours de ses personnages, grâce à la médiocre qualité de la pixellisation, qui rapporte à l’image des zones de flou, des manques.
La seconde était d’inclure au vitrail un matériau précieux, d’une extrême fragilité, qui ne laissait de droit ni à l’hésitation, ni au repentir. Or, l’art que nous pratiquons ne peut se soustraire au façonnage de surfaces tranchantes dotées d’arêtes aiguës, aux constantes manipulations, à l’imbrication et au maintien, à l’aide de couteaux, de marteaux et de clous, d’un verre après l’autre, jusqu’à l’étape finale de fusion de l’étain aux intersections des profilés de plomb.
III.
Mais, au-delà du défi technique qu’elle représentait, la matérialisation des Innocents sous leur forme définitive réclamait surtout de nous une implication personnelle absolue.
Sarkis nous a confié le soin d’incarner en vitrail l’image de ses Innocents, avec l’abandon d’une mère qui enfante.
La liberté qu’il nous accordait sollicitait une présence véritable. Refuser de donner de nous excluait la possibilité d’une communion sur laquelle est fondée la naissance de l’Œuvre.
IV.
Parmi ses créatures, Sarkis m’a offert l’homme pourfendu, notre essai initial. La photographie de ce personnage, à laquelle a été substituée une autre prise de vue pour Le Cycle des Innocents, est la seule qui pouvait me frapper avec cette acuité.
Je crois que Sarkis est animé d’une intime perception des êtres.
J’ai pu me questionner sur le succès incontestable de ses expositions. Je ne suis pas de ceux qui ont la clairvoyance de reconnaître un sens à un art théorique.
J’avoue qu’il fut un temps où je n’ai pas compris. Et puis, soudain, j’ai vu : un guerrier en armure venu d’un temps lointain, monté sur un cheval aux mâchoires serrées, faisant face à un orque du Seigneur des Anneaux assis sur une hyène.
Si l’art de Sarkis se caractérise par son intemporalité et son cosmopolitisme, c’est qu’il outrepasse les frontières des races, des croyances et des siècles, afin de mettre en scène le lien indissoluble d’une humanité qu’il ressent dans sa parfaite intégralité.
V.
Sarkis fait figure de sage. Intense dans sa parole comme dans ses silences, il semble toujours profondément présent à la vie immédiate.
Je me souviens de son exclamation , alors que nous parcourions l’étroite ruelle qui mène au Rebel, restant en arrêt devant un magnolia en fleurs : « C’est le plus beau jardin du monde ».
Face à la Création, Sarkis s’émerveille.
L’aquarelle dans l’eau, qui est d’abord pour moi un art de la contemplation, nous rend perceptible la réceptivité de son regard : celui de l’enfant capable de porter la même attention au moindre détail de ce qui l’entoure, celui du magicien qui sait y deviner des signes. Lorsque la couleur fuse, des formes se dessinent, troublantes comme celles des nuages glissant dans un ciel rapide.
Du bout de ses doigts, Sarkis effleure la beauté, ne lui abandonnant qu’une légère empreinte.
VI.
Et, bien sûr, par cet acte, il touche au sacré.
Si je ne lui connais pas de religion, je ne saurais nier l’évidente spiritualité qui émane de lui.
D’ailleurs, en Occident, créer du vitrail ne peut être encore un acte anodin.
Notre habitude des lieux Saints, du fait avant tout de notre travail, ne nous a pas fait entendre comme blasphématoire le nom des Innocents posé sur ces visages. Icônes brutales, les figures du cri primal, de la torche humaine, du guerrier pourfendu, ne se démarquent pas de la douleur qu’expriment certains des personnages de nos textes bibliques.
VI.
En leur accordant une place essentielle dans sa vitrine, aux côtés d’une vierge, d’un linge épiscopal, d’une statue vaudoue, Sarkis a reconnu aux figurines dont sont nés les Innocents leur dimension cultuelle dans nos sociétés capitalistes, éprises d’athéisme.
Le vitrail, derrière lequel se cache une lueur constante, transfigure ces personnages. Le Cycle des Innocents les présente en Saints d’aujourd’hui, symboles de l’erreur et du repentir, de l’inévitable martyre des âmes nobles et de notre espoir en leur salvation.
VII.
A la violence de l’expulsion de la chrysalide, succède l’homme embrasé juché sur son bûcher, et celui que traverse une épée. Innocence de l’homme primordial brisé par ses semblables.
Puis les figures centrales, rouge sang, tuméfiées par l’éclat des néons. Flanqué de deux duellistes au visage caché par un masque, le bras en arrêt, d’un cheval à l’œil fou où la terreur se loge, d’un orque qui contraint sa bête qui renâcle à faire corps avec lui, siège, en position frontale, un être énigmatique, dont sourd une menace. Suspension de l’acte. Innocence de celui qui n’a pas choisi, avant que la douleur n’en déforme les traits en emportant son âme.
Puis, seule, aux couleurs pâlissantes, l’image de l’après, le monstre brandissant le chef décapité de son propre frère. Et, presque indistinct, le colosse à nu, les épaules baissées, froidement charnel. Innocence de l’homme subissant sa défaite ?
VIII.
L’innocence, condamnée à connaître la perte, ce point de pivot où l’homme et le monstre habitent un corps commun, où l’Eden bascule vers le cauchemar.
Pour nous seuls, Sarkis déploie parmi ses Innocents l’ombre immense du Colonel Kurtz d’Apocalypse Now : celle d’un homme que la vie dépouille de toutes ses valeurs, le défaisant irrémédiablement de l’essence même de son humanité.
Le cauchemar, c’est le stade primaire, bestial, d’un homme sans conscience. Et, à l’extrême, la désincarnation de ceux qui, s’instaurant demi-dieux, oublient leur intégrité, leur appartenance à une même espèce, à un même espace de la Création, pour se croire tout puissants.
Concordant à la chronologie de leur fabrication, les Innocents déclinent par grades les transformations de l’humain en monstre, jusqu’à ce surhomme que Sarkis rapproche de Marlon Brando : entièrement, parfaitement responsable de son animalité.
IX.
Sarkis fait référence aux événements qui ponctuent notre actualité. Sa créature centrale, acquise au moment même où s’écroulaient les deux tours jumelles, ne saurait en rejeter le poids.
Comment, devant telle violence, le nommer « Innocent » ?
Sarkis nous rappelle qu’avant toute autre chose, le monstre concrétise le visage de l’autre, forcément hostile, parce que sa différence désavoue notre identité.
X.
Sarkis n’impose rien. Il appelle à trouver l’équilibre.
Des douze Innocents initialement prévus, seuls dix aujourd’hui ont rejoint leur
Famille, l’un après l’autre. Parmi d’autres sculptures issues du même moule, en fonction d’un détail qu’aura soigné ou omis le peintre, un à un Sarkis les a choisis parfaitement conformes à l’être imaginé.
Les deux derniers, encore embryons de l’humanité, restent à venir ; ils seront monstres, ou ils seront humains.
XI.
Une dame Anglaise, à qui longuement je tâchais d’expliquer qui, selon moi, pouvait être Sarkis, m’a regardée soudain. « Ah ! dit-elle, avec un si paisible sourire : Un Messager… »
Un seul mot suffisait.
XII.
Un mot pour un message.
De Sarkis, elle saisissait le sens de façon évidente, mais elle en percevait également la forme.
Chacune de nos rencontres a marqué une étape.
Du tout, du rien, avec la simplicité des gens ordinaires, nous avons pu parler : Sarkis est avant tout un homme : cet homme, qui, tel un architecte, avait choisi en nous les artisans de sa mise en œuvre.
Et pourtant, ô combien a-t-il été donné : jamais sans un cadeau il ne nous a quittés.
Parfois, nous ne le recevions, en pleine conscience, qu’à rebours.
Une phrase, brûlante ; une œuvre, vibrante.
Elles nous accompagnaient.
Quelques mois de silence ont suivi entre nous cet accomplissement.
Au creux de nos mains, restaient l’un de ses sucriers appelé noir yvoire, et La Nuit inscrite en empreintes d’or sur un verre brisé, qu’il nous avait prié de rassembler pour lui.
Confrontés quotidiennement, par le bais de notre entreprise, au cauchemar qu’engendre une humanité pervertie et servile, grâce à ces présents qui nous restent sacrés, nous avons su lire, et suivre les traces menant à la paix de la renaissance, à l’ouverture possible de devenir pour d’autres de nouveaux messagers.
Travailler avec Sarkis a été un honneur.
Je le remercie en particulier de nous avoir rendu à notre vraie lumière.
Aujourd’hui je ne sais si les deux Innocents qui manquent à la série sont le Colonel Kurz et l’homme pourfendu…Si c’est Helder et moi, qu’il a pris pour « parents » de ses dix Innocents.
Me permettant d’écrire, et Helder de construire, il rejoint le projet qu’il a pu évoquer, en nous mettant en scène dans notre activité.
Pour douze, il manque deux.
La place reste vacante pour être traversée par chaque spectateur.
Ceux qui accepteront de livrer leurs secrets à la douce lumière, de remplir leur mission de pardon et d’amour auprès de la famille qui les a appelés et qu’ils se sont choisie, ceux-là reconnaîtront hors de leur chrysalide la voie véritable de la liberté.
C’est l’espoir de Sarkis.
C’est l’espoir de l’Humanité.
Anne Tiqwah Ellul, dite LUL, Peintre-verrier,
Textes achevés d’écrire le 09.03.2008 dans le cadre de l’Atelier de vitrail Histoires en lumière, créé en 2004 avec Helder da Silva, Maître-verrier.
Tous droits réservés Anne Tiqwah Ellul et Helder da Silva.